Rang de l’Embarras.
L’arrivée ici s’est faite tout en douceur. On est partis de Montréal en héros, tout le monde nous enviait de prendre trois mois pour se consacrer à notre art. Gros soleil dans le pare-brise, les routes étaient déneigées, le café était bon, parfait petit kit d’autoroute 20. On cohabite pendant une semaine avec Patrice le proprio et d’autres qui travaillent ici, ils doivent terminer d’ensacher les graines et les étiqueter pour la vente dans les foires, cet hiver.
Le premier soir, on s’est enfermés dans notre chambre et on a mangé le chocolat qu’Agate nous a donné avant qu’on s’en aille de l’appart. Sa mère lui en avait envoyé plein de la Belgique, elle l’a partagé avec nous en répétant que ça lui faisait plaisir et qu’on penserait à elle en le mangeant. On savait pas ce qu’on était censé faire, il faisait déjà noir, j’avais pas envie d’écrire et Raph avait nulle part où installer ses instruments. Le chocolat était bon, on le mangeait en chargeant nos cellulaires. Après avoir défait nos bagages et placé notre chambre, on s’est dit qu’il fallait qu’on s’oblige à sortir un peu. On est allés se promener en voiture. On parlait pas beaucoup, j’étais stressée, y avait des grosses bourrasques de vent, je roulais à 20km/h dans les rangs.
En revenant, on a soupé des grilled-cheese avec de la soupe que Laurence nous avait mise dans nos bagages. Plus tard dans la soirée, Patrice nous a offert un thé qu’on a accepté. Au bord du feu on se sentait bien pendant qu’il nous racontait ses folles années à New York et à Montréal. Il a pas aimé les années 90 à Montréal. Ou en fait, pas la fin des années 90. Ces années-là où j’apprenais à faire la différence entre les « c » et les « s » dans les mots pour la dictée de la semaine, assise à mon bureau de travail dans ma chambre lilas sur la rue Jolibois.
Tous ceux et celles à qui Patrice disait qu’il allait s’enfuir à la campagne riaient de lui parce qu’à l’époque, il était une star de la nuit. C’est ce qui m’écoeure le plus d’être en campagne, je pense. Tout le monde m’y voit. J’aimerais ça, encore surprendre, mais quand j’essaie, ça donne juste des textes dans lesquels je parle sans grand entrain de pratiques sexuelles trop précises pour être senties. Des pastiches boboches de textes lus sur des pages Instagram.
Je me demande comment je vais pouvoir écrire sur la ville sans avoir les deux pieds dans la gadoue à Montréal. J’ai tout oublié des bruits de la rue Beaubien. Je juge déjà toutes les autrices de la ligne orange, Anne Hébert, tabarslak, pourquoi t’as fini à Montréal? J’ai envie d’écrire sur la nature pis les grands espaces. Pas vraiment, mais peut-être à propos de Monsieur Bolduc, qui nous fait croire que sa femme est sourde pour avoir une raison de parler toute la journée quand il vient aider à ensacher les graines. La surdité, au final, c’est peut-être une façon de parler.
J’ai publié un statut sur Facebook à partir de fragments de ce que j’ai écrit depuis qu’on est arrivés et les likes tardent à rentrer. J’ai l’impression que je suis personne et qu’on m’a oubliée. Ça fait trois jours qu’on est ici.
*
On a passé les six derniers mois à supplier tout le monde qu’on connaît de venir nous rendre visite pendant l’hiver, on avait tellement peur de s’ennuyer. C’est Olivier qui est le premier à débarquer, il arrive en même temps que le travail de ferme se termine, notre dixième jour. Les gars vont faire de la raquette sur le terrain. J’écris un peu pendant ce temps-là. Après ça ben c’est l’heure du dîner. On va faire l’épicerie à un comptoir de récupération alimentaire. On remplit deux gros sacs d’épicerie pour cinq dollars. Je me sens impostrice, je cache mon cellulaire dans ma poche de manteau et je le consulte pas de tout le temps qu’on est là. Je suis stressée quand Raph sort le sien. C’est difficile pour moi de pas m’imaginer que tous les autres métiers sont mieux que celui que j’ai choisi.
En revenant, j’ai parlé au gars du CALQ qui m’a expliqué pourquoi j’avais pas eu la subvention pour laquelle j’avais fait une demande. Il a ri quand il m’a dit qu’ils s’attendent à cinq pages de dossier de presse. Pas vingt-cinq. Je le savais pas, j’avais juste tout envoyé ce qui mentionnait mon travail. Je me suis sentie conne. J’ai fait comme si rien était jusqu’à la fin de l’appel. Il m’a répété que j’avais séduit personne avec mon projet. Moi, j’avais trois mois devant moi à investir dans ce projet là. J’ai pleuré pas mal, assise sur mon ballon d’exercices, devant mon ordi. Raphaël m’a laissée tranquille pendant le gros de la crise et après il est venu m’offrir de lui couper une frange, si ça me faisait plaisir. Je lui ai dit que s’il voulait encore demain, ça me ferait plaisir de le faire.
*
Depuis qu’on est ici, j’ai jamais été toute seule plus que vingt minutes. On a de la visite sans arrêt. Au lieu de m’imposer dans mes besoins, je cherche à plaire. Jamais rien de bien grave, mais mettons j’ose pas aller me coucher quand je suis fatiguée pour pas avoir l’air plate. Je me rends compte que depuis la publication de mon premier roman, j’ai peur de tout, tout le temps. Surtout d’écrire quelque chose qui pourrait déplaire. J’avais pas cette crainte-là, avant. J’écrivais, c’est tout.
Simon s’est fait voler son ordi. Il m’a demandé si je cachais pas dans un vieux disque dur des chansons du temps où il commençait à faire du rap. Je lui ai envoyé ce que j’avais, mais rien qui date de ses premières années. Il dit que ses nouvelles sont pas mauvaises, mais que les anciennes sont plus honnêtes. J’ai peur de faire partie de celles qui renoncent, par peur de me faire happer par la critique sûrement, mais surtout dans mon cas par peur de faire des textes d’une évidence ennuyante, des textes gentils. Après ça c’est sûr que je me pose la question à savoir c’est quoi le problème avec la gentillesse.
*
Aujourd’hui on est allés faire de la raquette et en revenant on s’est demandé pendant un bon moment comment placer la poubelle sur le bord de la rue pour la collecte de demain. On s’obstinait. Finalement, c’est écrit sur le couvercle. Les flèches vers la rue.
Je culpabilise quand je suis pas en train d’écrire, quand je suis pas dehors à profiter de la nature et du soleil et de la neige, quand je pense que nos amis viennent nous visiter et que je prends peut-être pas assez de temps pour eux, quand j’ai pas les sous pour m’acheter une robe de demoiselle d’honneur qui a de l’allure pour le mariage de Jade en juin, quand je me rends compte qu’on s’est pas fait d’amis ici encore, quand je fais pas mes exercices pour me raffermir les cuisses sur une base régulière. Il faut que je sois encore capable de courir au moins mon cinq kilomètres en moins de vingt-cinq minutes au printemps.
Ça a ben l’air qu’écrire un livre, c’est compliqué. Je m’en souviens tranquillement. C’est drôle que j’aie pensé que mon livre s’écrirait en regardant dehors, avec de la musique douce en arrière-plan. Je veux dire, c’est normal que tout le monde pense que c’est comme ça que ça se fait, mais comment est-ce que moi j’ai pu croire ça ? Je suis déjà passée par là. Pour le moment, je joue surtout à « Mots Entre Amis » sur Facebook, une sous-version de Scrabbles où ils mettent des pubs après chaque mot réussi. Je me pratique à faire des mots avec des Y pis des G pis des J pis des K pis des W. Sûrement que ça va m’être pratique à un moment où je m’y attends pas. Comme à peu près tout. En attendant, je fais mon propre lait d’amande, mon bouillon de légumes maison et je m’occupe des animaux.
En fin de semaine, Dave et Thom viennent nous rendre visite, on va aller leur faire déguster les bières de la microbrasserie, mais j’aurais surtout aimé boire un succulent petit kawa parmi les Ewes.